Les animaux: automates ou malins singes?
Je promène mon chien par un beau matin et, au moment où je me permets de lui demander d’arrêter de "snouffeler" pour continuer à avancer, une personne me dit "Laissez-le faire, c’est le seul plaisir qu’il a". J’en ai été choqué, et suis resté sans réponse… J’y ai entendu de la condescendance, voire du mépris. Seraient-ils venus de cette vieille conception qui voit encore les animaux comme des automates?
Et cela m’a donné envie de faire une petite incursion dans une vaste question: comment voyons-nous les animaux? Dans l’esprit de notre rubrique "La nature en questions" bien sûr: il ne s’agit pas d’analyser, mais semer des graines de réflexion et faire germer des débats.
Comment voyons-nous les animaux? En voilà une question qui nous a toujours préoccupés et qui a une histoire peut-être aussi longue que l’humanité. Cette histoire est faite d’avancées et de reculs, qui reflètent les évolutions culturelles, religieuses… et la diversité des civilisations.
Je vous propose d’en rester à notre univers occidental et de prendre René Descartes comme point de départ.
Descartes (1596-1650) est sans doute la figure la plus connue parmi les tenants de la thèse de "l’animal machine".
Comme l’explique Blandine Kriegel (philosophe, professeure des universités) dans son livre Spinoza - L’autre voie (je résume) :
Descartes, contemporain de la condamnation de Galilée, a dû s’exiler dans les Provinces-Unies. Il participe à la révolution scientifique. Mais c’est la révolution qu’il entreprend en philosophie qui va marquer la postérité. Pour donner droit de cité à la science moderne, il faut réordonner les rapports de Dieu et du monde, de la nature et de l’homme.
La foi et la raison sont définitivement séparées. Il y a hiatus définitif entre l’âme et le corps, séparation de l’homme et de la nature. L’homme n’est plus nature, mais culture, artifice. La seule relation qui perdure entre lui et la nature, dont il ne fait plus partie, est d’en devenir « comme maître et possesseur ». Dans la nature, les animaux eux-mêmes ne sont plus que des machines.
Descartes émet donc la thèse que les animaux sont des êtres dépourvus de parole et de raison, de conscience et de pensée.
Même si cette vision semble dépassée de nos jours, si l’on admet que nous faisons partie de la nature, nos manières de concevoir notre place et notre rôle restent multiformes. Quitter une posture anthropocentriste et de "maître et possesseur" ne semble pas chose aisée!
Aux yeux de bien des gens (en ce moi compris…), l’intelligence des animaux est une évidence. Mais que nous dit la science, qui ne se fie jamais aux apparences mais qui veut des preuves?
Je me suis donc replongé dans un livre passionnant: Sommes-nous trop "bêtes" pour comprendre l’intelligence des animaux? de Frans de Waal, un éthologue et primatologue américano-néerlandais parmi les plus connus dans son domaine.
Tout ce qui suit est inspiré de ce livre, où l’auteur fait à la fois un historique de l’évolution de nos connaissances et nos attitudes, et un état actuel des recherches sur la cognition évolutive (voir définition dans l'encadré ci-après). Il y raconte des anecdotes sur l’exercice quotidien de l’intelligence animale et apporte des preuves issues d’expériences contrôlées. Il fait référence à des travaux de recherche qui portent sur des espèces aussi diverses que des corbeaux, des dauphins, des perroquets, des moutons, des guêpes, des chauves-souris, des baleines, des chimpanzés et des bonobos.
Ses propos concernant les résistances qu’il a rencontrées reflètent les points de vue de la communauté scientifique, qui ne sont pas nécessairement ceux du "grand public".
Durant la majeure partie du siècle dernier, la science a été excessivement prudente et sceptique face à l’intelligence des animaux.
Deux écoles de pensée étaient dominantes, qui considéraient les animaux soit comme des machines qui répondent à des stimuli pour obtenir une récompense ou éviter une punition, soit comme des automates génétiquement pourvus d’instincts utiles. Les deux courants partagent la même vision: s’intéresser à la vie intérieure des animaux paraissait inutile.
Darwin (1809-1882) avait pourtant eu une approche plus compréhensive. A preuve cette citation (datée de 1871) que Frans de Waal place en tête du prologue de son livre : "Si considérable qu’elle soit, la différence entre l’esprit de l’homme et celui des animaux les plus élevés n’est certainement qu’une différence de degré et non d’espèce". Nous ne comparons pas deux sortes d’intelligences différentes, nous étudions des variations d’une même forme.
Les définitions qui suivent sont extraites du glossaire du livre de Frans de Waal.
Cognition évolutive: étude de toute cognition, humaine ou animale, du point de vue de l’évolution.
Éthologie: approche biologique du comportement animal et humain, introduite par Konrad Lorenz et Niko Tinbergen, qui met l’accent sur le comportement propre à l’espèce en tant qu’adaptation à l’environnement naturel.
Comportementalisme ou béhaviourisme: approche psychologique introduite par B. F. Skinner et John Watson qui met l’accent sur le comportement observable et l’apprentissage. Sous sa forme extrême, le béhaviorisme réduit le comportement à des associations apprises et rejette les processus cognitifs internes.
Apprentissage préparé par la biologie: talents et prédispositions à l’apprentissage créés par l’évolution pour convenir à l’écologie d’une espèce et favoriser sa survie.
Cette idée de continuité de l’évolution a toutefois soulevé d’énormes réticences. Les humains sont des grands singes modifiés: shocking!! Et cela heurtait de plein front la position dans laquelle nos traditions philosophiques et religieuses nous avaient placés: "maître et possesseur" d’une nature dont nous sommes séparés.
L’éthologie est apparue dans les années 1940 en réaction au comportementalisme. Le comportementalisme est un mouvement apparu au début du 20ème siècle qui s’intéresse exclusivement à la loi de l’effet, en particulier aux expériences en laboratoire. Pour l’éthologie, la description et l’observation systématique des comportements sont au cœur de tout travail de terrain.
Cela fait penser aux rôles ancestraux du chasseur – qui a besoin de savoir quels sont les comportements spontanés, et de l’agriculteur – pour lequel les animaux sont mis dans des situations où ils ne peuvent faire que ce que nous voulons (est-ce qu’un chien qui obéit est un chien intelligent?).
Ces dernières décennies ont vu un déferlement de nouvelles connaissances. La cognition animale a enfin été acceptée. La cognition consiste en la transformation mentale de sensations en compréhension de l’environnement et l’application adaptée de ce savoir. Cognition désigne ce processus, et intelligence la capacité de l’accomplir avec succès.
Comme évoqué plus haut, l’intelligence est fondamentalement la même chez tous les animaux. La continuité doit être la position, jusqu’à preuve du contraire, pour tous les mammifères au moins, et peut-être aussi pour les oiseaux et autres vertébrés. Cette thèse l’a enfin emporté il y a environ vingt ans.
Mais avons-nous l’esprit assez ouvert pour accepter que d’autres espèces aient une vie intérieure? L’attention, la motivation et la cognition interviennent dans tout ce que fait un animal. L’homme doit se montrer très ingénieux pour mesurer pleinement l’intelligence d’un animal.
Prenons le cas de l’éléphant, un des exemples cités dans le livre. Pendant des années, les scientifiques les ont crus incapables d’utiliser des outils sur base d’un test. Ce test consiste à mettre des bananes hors de portée et à proposer un bâton comme outil pour les atteindre. La plupart des singes passent ce test sans difficulté. Les éléphants n’y arrivent pas. Les scientifiques en ont conclu que les éléphants ne comprenaient pas le problème. Il n’est venu à l’idée de personne que c’étaient peut-être les chercheurs qui ne comprenaient pas l’éléphant. Contrairement à la main des primates, l’organe qui sert aux éléphants à attraper est également leur nez. Ils utilisent leur trompe non seulement pour saisir la nourriture, mais aussi la sentir et la toucher. Grâce à leur odorat hors pair, ces animaux savent exactement ce qu’ils cherchent. Mais attraper un bâton obstrue leurs voies nasales ! Lorsqu’on a remplacé les bâtons par une caisse (très solide…), l’éléphant a poussé la caisse en-dessous des fruits. Il est monté sur la caisse et a pu atteindre les fruits. Il peut donc utiliser des outils, si ce sont les bons…
Aujourd’hui, on reconnaît que chaque espèce a une histoire cognitive différente à raconter. Chaque organisme a son écologie et son style de vie, qui dicte ce qu’il a besoin de savoir pour vivre. Le cerveau s’adapte aux nécessités écologiques, comme la cognition.
Et quelles pistes pour demain, pour enrichir les connaissances acquises sur base de la cognition évolutive?
- La convergence des approches d’apprentissage préparé par la biologie (pensons à l’exemple de l’éléphant ci-dessus) et de la cognition.
- L’éthologie doit bien évidemment continuer à contribuer.
- Nous sommes trop obsédés par les cimes de la cognition - la théorie de l’esprit, la conscience de soi, le langage, etc. Ces capacités supérieures reposent souvent sur une large gamme de mécanismes cognitifs plus élémentaires, dont certains sont peut-être communs à de nombreuses espèces alors que d’autres n’existent que dans un groupe assez restreint. Nous devrions commencer par étudier ces processus sous-jacents. Nous avons un urgent besoin de voir les choses de bas en haut.
- Cette approche doit inclure aussi les émotions, recourir davantage aux neurosciences, qui seraient un excellent moyen de tester l’hypothèse de la continuité.
En conclusion, j’aime beaucoup le dernier paragraphe du livre :
"Nous cherchons la validité écologique dans nos études (…) recourir à l’empathie humaine pour comprendre les autres espèces. La véritable empathie n’est pas centrée sur soi, mais tournée vers les autres. Cessons de faire de l’homme la mesure de toutes choses! Évaluons les autres espèces par ce qu’elles sont, elles! Je suis sûr que nous découvrirons ainsi de nombreux puits sans fond, dont certains sont encore inimaginables pour nous".
Et j’ai envie de donner le mot de la fin à une grande figure du monde artistique, la chorégraphe et danseuse Anne Teresa De Keersmaeker. Dans un entretien publié dans Le Soir du 26 mars 2022 intitulé Faire le pari de la beauté, c’est une question de survie aujourd’hui, elle déclare notamment: "Renoncer à notre sens de la supériorité́ vis-à-vis d’autres organismes, plantes, animaux, retrouver de l’harmonie et de l’humilité́ vis-à-vis des autres espèces sont les conditions sine qua non pour les futures générations".
Jan Terlinck (avril 2022)