Les multiples façons de voir le monde
Cet article propose d’effleurer le concept d’Umwelt développé par Jakob von Uexküll (1864 – 1944), qui nous montre qu’un même environnement offre des centaines de réalités propres à chaque espèce. À la différence de la notion de niche écologique, qui concerne l'ensemble des paramètres nécessaires à la survie d’un organisme, l’Umwelt désigne le monde subjectif autocentré de cet organisme.
Son œuvre
De son ouvrage le plus connu, Mondes animaux et monde humain, j’extrais le résumé qui suit.
Tout ce qu’un sujet perçoit devient son monde de la perception, et tout ce qu’il fait, son monde de l’action. Monde d’action et de perception forment ensemble une totalité close, le milieu, le monde vécu. L’Umwelt, c’est le monde tel qu’il se présente à partir de la boucle sensori-motrice portée par un individu. Pour illustrer ce concept, Jakob von Uexküll part d’un animal simple: la tique, un petit acarien parasite.
Le cycle de vie de la tique est schématisé comme suit:
Lorsque la femelle adulte été fécondée, elle grimpe jusqu‘à la pointe d’une branche d‘un buisson pour pouvoir se laisser tomber sur les petits mammifères qui passent ou se faire accrocher par les animaux plus grands. Cet animal, aveugle et sourd, trouve le chemin de son poste de garde à l’aide d’une sensibilité générale de la carapace à la lumière. Elle perçoit l’approche de ses proies par son odorat. L’odeur de l’acide butyrique, que dégagent les follicules sébacés de tous les mammifères, agit comme un signal qui la fait quitter son poste de garde et se lâcher en direction de son hôte. Si elle tombe sur quelque chose de chaud, elle a atteint sa proie, l’animal à sang chaud, et n’a plus besoin que de son sens tactile pour trouver une place aussi dépourvue de poils que possible et s’enfoncer jusqu’à la tête dans le tissu cutané de celui-ci. Elle aspire alors lentement un flot de sang chaud. Il ne reste alors à la tique plus qu’à se laisser tomber sur le sol, y déposer ses œufs et mourir.
Parmi les centaines d'effets qui proviennent du corps du mammifère, trois seulement deviennent porteurs de caractères perceptifs pour la tique: excitation chimique de l'acide butyrique, excitation mécanique provoquée par les poils, excitation thermique de la peau. Pourquoi justement ces trois-là et pas d'autres? Nous n’avons pas affaire à un échange de forces entre deux objets, mais aux relations entre un sujet vivant et son objet, et celles-ci se jouent sur un tout autre plan, c’est-à-dire entre le signal perceptif du sujet et l’excitation provenant de l’objet. La richesse du monde qui entoure la tique disparaît et se réduit à une forme pauvre qui consiste pour l’essentiel à trois caractères perceptifs et trois caractères actifs – son milieu. Mais la pauvreté du milieu conditionne la sûreté de l’action, et la sûreté est plus importante que la richesse pour que l’espèce se maintienne.
Dans les conclusions de ce livre, Jakob von Uexküll écrit notamment ceci:
"Le rôle que joue la nature en tant qu’objet dans les différents milieux est éminemment contradictoire. Si l’on voulait rassembler ses caractères objectifs, on serait devant un chaos. Et cependant tous ces milieux sont portés et conservés par la totalité qui transcende chaque milieu particulier. Derrière tous ces mondes auxquels il donne naissance, se cache, éternellement présent, le sujet: la nature."
Sa postérité
L’importance de l’œuvre biologique d’Uexküll réside d’abord dans sa large ouverture à l’observation, dans son appétit du concret. C’est un pionnier de l’éthologie.
C’est dans l’intérêt croissant (et urgent!) pour la crise de la biodiversité que ce concept d’Umwelt me semble rencontrer une nouvelle postérité. Nombre de livres et d’articles que j’ai lus récemment y font référence.
Dans le domaine de l’éthologie, Frans de Waal écrit ceci:
"Uexküll souhaitait que la science explore et cartographie les Umwelten de plusieurs espèces. (…) Cette idée a profondément inspiré les chercheurs en comportement animal, qu’on appelle les éthologues, mais les philosophes du siècle dernier étaient pessimistes. (…) Nous n’avons aucun moyen d’entrer dans la vie intérieure d’une autre espèce."
"Au lieu de m’attaquer à cet épineux problème, je vais examiner dans quel monde vivent les animaux et comment ils s’en sortent au milieu de sa complexité. Même si nous ne sommes pas capables de sentir ce qu’ils ressentent, nous pouvons tout de même tenter de sortir de notre propre Umwelt et d’imaginer les leurs."
Si vous avez le goût de l’exploration, le concept d’Umwelt a débordé de son cadre initial. En voici deux exemples…
Pour Camille Chamois, le concept d’Umwelt a franchi les frontières disciplinaires et a, entre autres, été utilisé par la philosophie et l’anthropologie. Son article Les enjeux épistémologiques de la notion d’Umwelt chez Jakob von Uexküll "tente d’abord de resituer le contexte théorique dans lequel le concept a émergé; il met ensuite en évidence les soubassements philosophiques sur lesquels celui-ci repose; il évoque enfin les intérêts et limites de son utilisation par l’anthropologie contemporaine."
Pour Christian Fauré, dans l’article Jakob von Uexküll: environnement et monde, "il n’en reste pas moins un auteur dont le travail a profondément influencé la pensée du 20° siècle. Parmi les philosophes on trouve du beau monde: Heidegger, Ganguilhem, Deleuze et Guattari, Lacan, et plus récemment Agamben et Sloterdijk."
"Toujours est-il que ce concept d’Umwelt a un effet d’effacement du réel; c’est comme si le sol que nous croyons commun et immuable et que partagerait l’ensemble du vivant se dérobait sous nos pieds. Avec lui, c’est tout le concept de nature de la modernité et des lumières, avec ses universaux, qui se retrouve en porte à faux."
Rien que cela…!
Le mot de la fin… de cet article
Ce concept donne décidément une leçon à la fois de modestie et d’ouverture. Outre la richesse de sa postérité, je le perçois comme une invitation à nous garder de nos excès d’anthropocentrisme et, pour suivre Frans de Waal, à aborder les animaux en "tentant de sortir de notre propre Umwelt et d’imaginer les leurs".
Jan Terlinck (décembre 2023)
Références:
- Jakob von Uexküll publie en 1934 Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (Voyage dans les milieux animaux et humains, qui sera traduit en français par Milieu animal et milieu humain) en collaboration avec George Kriszat (l’un de ses plus proches élèves, qui s’occupera des dessins). Ce livre aura une renommée mondiale et sera traduit dans de nombreuses langues. Traduction française: éd. Denoël, 1965 (accessible en ligne: Mondes animaux et monde humain); éd. Pocket, coll. Agora, 2004. - Rééd. sous le titre Milieu animal et milieu humain, Rivages, 2010
- Frans de Waal: Sommes-nous trop "bêtes" pour comprendre l’intelligence des animaux?
- Camille Chamois:Les enjeux épistémologiques de la notion d’Umwelt chez Jakob von Uexküll
- Christian Fauré: Jakob von Uexküll: environnement et monde